michellesullivan

Les mœurs et la société ont tellement changé depuis la Révolution…

In Moeurs on 10 November 2011 at 21:29

Extrait de Journal d’une femme de cinquante ans:1778-1815, journal intime de Henriette Lucy Dillon, Marquise de La Tour du Pin. Rédigé entre 1820 et 1853. Publié à Paris en 1906.

«Le manuscrit du Journal d’une femme de cinquante ans fut, à la mort de l’auteur, recueilli par son fils, Aymar, marquis de La Tour du Pin. Celui-ci le légua à son neveu, Hadelin, comte de Liedekerke Beaufort, qui le confia lui-même, peu de temps avant de mourir, à l’un de ses fils, le colonel comte Aymar de Liedekerke Beaufort.

Ce manuscrit a paru suffisamment intéressant pour mériter d’être imprimé, tout au moins pour en assurer la conservation définitive.

Puissent ces volumes consacrer le souvenir de la marquise de La Tour du Pin et être considérés comme un témoignage de filiale affection offert à sa mémoire par l’un de ses descendants.»

Les mœurs et la société ont tellement changé depuis la Révolution que je veux retracer avec détail ce que je me rappelle de la manière de vivre de mes parents.

(…)

Il n’y avait jamais à cette époque de grands dîners, parce que l’on dînait de bonne heure, à 2 heures et demie ou à 3 heures au plus tard. Les femmes étaient quelque fois coiffées, mais jamais habillées pour dîner. Les hommes au contraire l’étaient presque toujours et jamais en frac ni en uniforme, mais en habits habillés, brodés ou unis, selon leur âge ou leur goût. Ceux qui n’allaient pas dans le monde, le soir, ou le maître de la maison, étaient en frac et en négligé, car la nécessité de mettre son chapeau dérangeait le fragile édifice du toupet frisé et poudré à frimas. Après le dîner on causait: quelquefois on faisait une partie de trictrac. Les femmes allaient s’habiller, les hommes les attendaient pour aller au spectacle, s’ils devaient y assister dans la même loge. Restait-on chez soi, on avait des visites tout l’après-dîner et à 9 heures et demie seulement arrivaient les personnes qui venaient souper.

C’était là le véritable moment de la société. Il y avait deux sortes de soupers, ceux des personnes qui en donnaient tous les jours, ce qui permettait à un certain nombre de gens d’y venir quand ils voulaient, et les soupers priés, plus ou moins nombreux et brillants. Je parle du temps de mon enfance, c’est-à-dire de 1778 à 1784. Toutes les toilettes, toute l’élégance, tout ce que la belle et bonne société de Paris pouvait offrir de recherché et de séduisant se trouvaient à ces soupers. C’était une grande affaire, dans ce bon temps où l’on n’avait pas encore songé à la représentation nationale, que la liste d’un souper. Que d’intérêts à ménager! que de gens à réunir! que d’importuns à éloigner! Que n’aurait-on pas dit d’un mari qui se serait cru prié dans une maison parce que sa femme l’était! Quelle profonde connaissance des convenances ou des intrigues il fallait avoir! Je n’ai plus vu de ces beaux soupers, mais j’ai vu ma mère s’habiller pour aller chez la maréchale de Luxembourg, à l’hôtel de Choiseul, au Palais-Royal, chez Mme de Montesson.

À cette époque il y avait moins de bals qu’il n’y en a eu depuis. Le costume des femmes devait naturellement transformer la danse en une espèce de supplice. Des talons étroits, hauts de trois pouces, qui mettaient le pied dans la position où l’on est quand on se lève sur la pointe pour atteindre un livre à la plus haute planche d’une bibliothèque; une panier de baleine lourd et raide, s’étendant à droite et à gauche; une coiffure d’un pied de haut surmontée d’un bonnet nommé Pouf, sur lequel les plumes, les fleurs, les diamants étaient les uns sur les autres, une livre de poudre et de pommade que le moindre mouvement faisait tomber sur les épaules: un tel échafaudage rendait impossible de danser avec plaisir. Mais le souper où l’on se contentait de causer, quelquefois de faire de la musique, ne dérangeait pas cet édifice.

Henrietta-Lucy Dillon

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