Extrait du journal intime de Etty Hillesum. Traduit de l’allemand par Philippe Noble. Publié sous le titre Une vie bouleversée – Journal 1941-1943, par les Éditions du Seuil en 1985.
Lundi 4 août 1941, à 2 heures et demie.
Il dit que l’amour de tous les hommes vaut mieux que l’amour d’un seul homme. Car l’amour d’un seul homme n’est jamais que l’amour de soi-même.
C’est un homme mûr de cinquante-cinq ans, parvenu au stade de l’amour universel après avoir, durant sa longue vie, aimé beaucoup d’individus. Je suis une petite bonne femme de vingt-sept ans et je porte en moi aussi un amour très fort de l’humanité, mais je me demande si, toute ma vie, je ne serais pas à la recherche d’un homme unique. Et je me demande s’il s’agit là d’une restriction de champ propre à la femme. Est-ce une tradition séculaire dont elle devrait s’affranchir, ou bien au contraire un élément si essentiel à la nature féminine que la femme devrait se faire violence pour donner son amour à toute l’humanité et non plus à un seul homme ? (La synthèse des deux amours n’est pas encore à ma portée). Cela explique peut-être qu’il y ait si peu de femmes importantes dans les sciences et les arts, la femme cherche toujours l’homme unique à qui elle donnera son savoir, sa chaleur, son amour, son énergie créatrice. Elle cherche l’homme, non l’humanité.
Cette question féminine n’est pas si simple. Parfois, en voyant dans la rue une jolie femme, élégante, soignée, hyper-féminine, un peu bête, je sens mon équilibre vaciller. Mon intelligence, mes luttes avec moi-même, ma souffrance m’apparaissent comme un poids oppressant, une chose laide, antiféminine, et je voudrais être belle et bête, une jolie poupée désirée par un homme. Etrange, de vouloir ainsi être désirée par un homme, comme si c’était la consécration suprême de notre condition de femmes, alors qu’il s’agit d’un besoin très primitif. L’amitié, la considération, l’amour qu’on nous porte en tant qu’êtres humains, c’est bien beau, mais tout ce que nous voulons, en fin de compte, n’est-ce pas qu’un homme nous désire en tant que femmes ? Il me semble encore trop difficile de noter tout ce que je voudrais dire sur ce sujet, d’une complexité infinie, mais essentiel – et il importe que je parvienne à m’exprimer.
Peut-être la vraie, l’authentique émancipation féminine n’a-t-elle pas encore commencé. Nous ne sommes pas tout à fait encore des êtres humains, nous sommes des femelles. Encore ligotées et entravées par des traditions séculaires. Encore à naître à l’humanité véritable ; il y a là une tâche exaltante pour la femme.
(…)
je me sens parfois comme une poubelle tant il y a de trouble, de vanité, d’inachèvement, d’insuffisance en moi ! Mais il y a aussi une authentique sincérité et une volonté passionnée, presque élémentaire, d’apporter un peu de netteté, de trouver l’harmonie entre le dehors et le dedans.